Tu la sentis réticente. Elle n'était pas heureuse d'être ici, de bosser ici, de faire le service, et d'en voir des vertes et des pas mûres. Evidemment que cela la fatiguait, mais il n'y avait rien de plus revigorant que l'air de la mer et le bruit des vagues sur la plage, ou des remous claquant sur les rochers. Tu ne pouvais tout simplement pas la laisser dans cet état, elle avait besoin d'air, c'était clair, ça se voyait, elle ne pouvait pas garder ce front aussi plisser, et ce regard aussi noir.

Ni une ni deux, tu pris sa main pour l'emmener. C'était tout toi ça, partir à l'aventure sur un coup de tête, parce que tu t'ennuyais, parce que tu voulais que les gens aillent mieux. Et puis, cette jeune femme, elle t'avait nourri, elle t'avait accueilli malgré tout, et parlé qui plus est, ça méritait bien une méthode efficace pour décompresser un bon coup. Rien de tel que de gueuler comme un bœuf au bord de la mer.

Tu pensas qu'elle allait t'envoyer chier, qu'elle t'enverrait bouler de manière vulgaire, et peut-être que tu te prendrais une gifle. Tu récoltais ce que tu semais après tout, tu cherchais toujours les gens, et en faisait qu'à ta tête, à force, un jour, ça allait exploser, c'était sûr. Mais pas aujourd'hui, elle te suivit en silence, sans doute parce qu'elle réfléchissait à beaucoup de choses à la fois pour qu'elle puisse parler correctement, pour qu'elle puisse exprimer vraiment tout ce qui la gênait dans tes agissements et sans doute, ses devoirs à la taverne. Avait-elle le droit de s'en aller ? Tu ne te posas pas trop longtemps la question.

Enfin sur la plage, qu'elle repartait presque aussitôt, avec un argument que tu aurais facilement pu deviner. Elle lâcha ton emprise sur sa main, et tu restas pantois un instant. Bon, plan échoué, c'est pas grave, tu reviendrais quand même la voir, parce qu'elle avait besoin d'autre chose que de cette taverne. Et puis contre toute attente, tu la vis revenir sur ses pas, et se tremper jusqu'aux genoux, pour se mettre à hurler.

C'était évident qu'elle n'aimait pas son job.
C'était clair comme de l'eau de roche qu'elle insultait le Leviathan, pour avoir la liberté de naviguer où bon lui semblait, lorsqu'elle regarda en direction de ce bateau qui avançait vers le rivage. Tu poussas un léger soupir, en serrant la vaisselle entre tes bras.
Bon, au moins, elle avait dit ce qu'elle avait sur le coeur.
Tu restas sans voix, même si tu avais envie de rire. Elle était drôle, tu aimais bien sa personnalité.

Les mouettes s'envolèrent, affolées de la forte voix de la tavernière, alors que tu avais bien envie de l'emmener sur le Leviathan. Juste une journée, rien qu'un petit moment, pour qu'elle se sente encore mieux. Mais tu ne pouvais pas lui dire que tu étais un pirate. Cependant, tu notas que par "aventuriers", elle pouvait aussi parler de toi. Tu baissas les yeux, pensif.

Elle récupéra ce qu'elle t'avait donné, et tu la regardas fixement, un sourire amusé sur les lèvres, lorsqu'elle t'avoua qu'elle se sentait un peu mieux. « Je vous l'avais dit ! Rien de tel que de gueuler un bon coup ! C'est différent que de hurler des ordres non ? » Ce que tu faisais toi aussi de temps en temps, même si tu n'aimais pas avoir de l'autorité sur qui que ce soit. Tu agissais toujours à ta manière, sans penser à être supérieur aux autres.

« J'ai 24 ans ! Et si, j'inquiète pas mal de gens, mais, je suis grand, non ? Ils devraient arrêter de me chercher quand je m'enfuis comme ça, ils savent comment je suis ... » Tu poussas un soupir désabusé, avant de mettre tes poings sur tes hanches. « Pourquoi vous partez pas d'ici ? Si la taverne, c'est nul, autant partir non ? Il faut vivre pour nous-mêmes ! »

Goyangi

Tu la sentis perplexe quant à ton âge. Oui, c'était la même réaction chez tout le monde. Soit on te prenait pour un gamin des rues, soit pour un petit enfant exotique venu découvrir le monde, soit carrément pour une fille. Alors, ses yeux sur toi, ne t'étonnèrent pas vraiment. Parce que tu avais vingt quatre ans mais que ta vie d'esclave avait fait de toi un monstre dans un corps innocent. Ou presque.

C'était vrai que t'avais pas forcément l'habitude de vouvoyer les gens, mais avec le recul, tu devais le faire. Tu savais pas si tu parlais juste à quelqu'un de normal, de ton statut par exemple, ou à un membre de la Haute Société, fin un truc du genre. Du coup, Woon t'avait demandé de te montrer poli et de ne plus tuer sans raisons. Tu essayais donc de te montrer civiliser, et pas comme le pirate sanguinaire que tu étais à l'origine.

Tu la voyais regarder avec envie ce navire, le Leviathan, un immense bateau avec des draps noirs accrochés aux mats. Le drapeau imposant n'indiquait rien de bon, et pourtant, c'était ta famille, c'était ici que tu avais trouvé ta place. Tu n'irais nulle part ailleurs, parce que tu avais une dette envers Aelin et Woon aussi. Ils t'avaient accepté en tant que tel, tu étais un humain, et chaque jour de ton existence, ils semblaient tous te le rappeler. Tu n'avais pas l'habitude. Tu ne t'y ferais sûrement jamais.

Sa voix n'avait rien de joyeux lorsqu'elle exprima enfin ce besoin de partir, de vivre de folles aventures, et de prendre son courage à deux mains pour jeter son tablier. Tu le sentais dans tout son corps tendu, dans sa voix de tavernière habituée à mettre des coups de pieds aux fesses à ceux qui buvaient trop ou ceux qui ne payaient pas. En parlant de payer, tu n'aurais pas oublié de la remercier pour le délicieux repas ? Et tu n'aurais pas non plus, par hasard, omis de lui donner de l'argent pour les mets qu'elle t'avait gentiment servi ? Tu restas pensif. Merde, comment rattraper le coup maintenant.

« Je pense que tu n'es pas sincère avec ce que tu dis. Ton regard dit plus de choses que ta bouche, même si tu cries beaucoup. » Tu avais dit ça, les mains dans les poches, à regarder le Leviathan accoster tranquillement. Sûrement que la cavalerie arriverait bientôt, mais tu voulais te cacher encore un peu. Tu savais pertinemment qu'ils iraient directement à la taverne de la rouquine, parce que ces endroits restaient tes favoris. Donc tu avais encore un peu de temps devant toi.

Tu te permis de t'asseoir à côté d'elle, son odeur te rappelait celle de la taverne. La bonne nourriture, mais aussi l'alcool. Tu avais l'habitude de le sentir à bord, puisque cela semblait si cliché dans l'ambiance pirate, et chez Woon notamment. Pourtant, cet imbécile arrivait à prendre des décisions, même délicates, alors qu'il était totalement bourré. Chose que tu félicitais à chaque fois. Oui, à chaque fois, tu t'impressionnais de son sang-froid, c'était remarquable.

Sa dernière question te fit d'abord froncer les sourcils. La première ne te plaisait pas, parce que tu avais une histoire chargée d'horreurs et de sang. Tu n'avais pas envie de plonger dedans à nouveau. Chacun ses démons, mais les tiens étaient particulièrement déplaisants. Tu passerais donc ce passage de ta vie pour lui raconter tes aventures, tes rêves, les trésors trouvés, et le danger que représentait ta vie aussi. « La vie sur l'eau ... Au départ, c'est comme se retrouver confiner. Tu es bloqué, tu ne peux pas sauter parce que c'est profond, tu ne peux pas fuir, tu as un objectif, des ordres, une mission à accomplir. Tu prends sur toi, tu fais ton possible. Et puis une fois que tu as pris l'habitude, que tu te fais à l'air marin, tu ne peux plus t'en passer. Tu sais ce que j'aime par dessus tout ? C'est le mât du bateau. Depuis ce perchoir, tu peux voir énormément de choses. Mais tu te rends compte aussi que comparée à toi, la mer est infinie. Elle ne mourra jamais, elle est si belle. La nuit surtout, mais les créatures sont encore plus féroces sur certaines zones. On possède un libre arbitre, on doit faire des choix, on doit avancer, j'ai fait les miens, je ne regrette pas ma vie, ni toutes les vies que j'ai prises. » Tu t'arrêtas là avant d'en dire trop, de revenir trop en arrière. Parce que tu avais tué parfois sans raisons, tu avais laissé ton imagination couler dans tes veines, et le sang bouillir ton coeur. Tu ne devais plus revenir à cette époque. Assumer ses actes, mais ne pas les oublier pour avancer. Et ensuite évoluer, devenir meilleur. Voilà ce que t'avait dit Woon. Tu aimais ses paroles d'ivrogne, elles te permettaient de te recentrer. Peut-être que son influence n'est pas si mauvaise finalement.

Goyangi

Tu aimais ça, parler de toi, de cette façon que la mer avait de t'appeler à chaque fois que tu étais sur le Leviathan. Au début, cela avait été difficile, c'était vrai. Tu avais fini dans une cale de bateau, pour chercher ta mère qui ne revenait pas, et tu avais découvert les horreurs de la vie durant ce voyage. Le viol, l'esclavagisme, les fuites, les coups bas, le meurtre, la famine aussi, et puis les odeurs répugnantes du vomi, et de tout ce dont tu n'avais pas envie de te remémorer. Alors ce choix que tu avais fait, celui de devenir pirate, au détriment de tout ce que tu avais pu vivre avant cette expérience, tu ne regrettais rien. Aujourd'hui, tout ce qui comptait, c'était que ta mère était à Reytel et attendait chacun de tes retours. Même s'ils se faisaient rares, même si tu n'avais pas envie de rentrer. Tu le faisais, tu savais qu'elle attendait devant la taverne, les yeux rivés sur le ciel bleu ou les étoiles, espérant y voir comme un signe de ta part. Elle se gardait en bonne santé pour toi. Et puis, de toute façon, tomber malade dans un village où les herbes médicinales poussent en abondance serait vraiment pousser le vice. Tu lui avais demandé d'aller bien, de soigner sa jambe blessée, de reprendre la danse, parce que tu aimais qu'elle danse pour toi, tu aimais la voir sourire, fière d'elle, de ses efforts. Cela prenait du temps, mais elle y arriverait. Tu étais certain qu'elle danserait une musique entièrement un jour. Oui, tu le savais. Un sourire naquit sur tes lèvres.

De courte durée pourtant. Une jeune femme vint vous rejoindre, et appela Kiara qui se releva presque immédiatement. Tu entendis vaguement que des gens venaient de demander après toi. Putain, ce Woon, tu le tuerais si tu en étais capable. Tu repris avec lassitude cette vaisselle dans le sable, et malgré toi, suivis Kiara jusqu'à la taverne. Tu n'étais pas dupe, tu savais que si cette fille avait chuchoté à la tavernière, ce n'était pas pour rien. Sehun, c'était un nom connu, du moins, les rumeurs allaient aussi vite que le vent, et il ne serait pas étonnant que ton équipage ait parlé de toi, sans forcément à mal, mais pas mal de gars avaient peur de toi, et avaient le moins possible de contacts. Avec certains cependant, ceux qui comprenaient que tu essayais de changer, même si le fait que tu sois Quartier-Maître les dépassait, les décisions du Capitaine dépassaient parfois tout le monde, y compris toi, disons plutôt toi le premier, il n'y avait aucun problème. Du moins, tu ressentais moins de méfiance venant d'eux, tu parvenais à avoir des discussions normales, comme avec cette rouquine.

Tu baissas les yeux, posas la vaisselle sur la table où tu avais mangé, cachant dessous quelques pièces pour la remercier de ce qu'elle t'avait offert. Tu ne pouvais pas te permettre de l'impliquer dans quoi que ce soit. Lorsqu'elle reporta son attention sur toi, tu lui souris rapidement, avant de sortir de la taverne. Tu n'étais pas doué pour dire au-revoir, et il y avait une lueur de doute dans son regard qui ne te mentait pas. Soit tu en avais trop dévoilé un peu avant, soit, elle avait compris ce que tu étais. Il était donc tout à fait normal que tu t'en ailles sans plus attendre. Les mains dans les poches de ton immenses pantalon de tissu scintillant, tu te dirigeas vers la plage, là où tu voyais déjà les longs rondins de bois, tout ceci lié par des cordes solides, un cordage difficile, mais que tu avais su apprivoiser avec le temps.

Un soupir franchit tes lèvres, tu t'arrêtas en plein milieu du chemin. Tu restas quelques minutes avec un blanc total dans la tête, tu n'avais plus envie de réfléchir, tu n'en avais pas besoin. L'espace d'un instant, tu voulais juste, oublier que ta vie meurtrière te rattrapait à chaque fois.

Goyangi

Tu ne regrettais pas souvent ton passé, il était même rare que tu le remettes en question. Tu savais qu'il te suivrait toute ta vie, mais tu n'avais pas pensé à faire de belles rencontres, à changer de manière aussi positive, et à pouvoir parler à quelqu'un aussi facilement. Peut-être que c'était ça, que Woon, voulait t'apprendre. C'était sans doute ça qu'il voulait te mettre dans la tête, c'était quasiment sûr, et tu commençais seulement à l'assimiler. Voilà pourquoi il t'avait mis au poste de Quartier-Maître, parce que tu avais beau être un sale enfoiré, un putain d'égoïste, au fond de toi, il y avait toujours cet enfant, qui va chercher sa mère, prêt à affronter les horreurs de la vie pour ramener à la maison la seule personne qu'il aime. Un sourire amer fendit tes lèvres alors que tu descendais la colline, menant vers la plage, tu aperçus l'immense navire qu'était le Leviathan, gravé de ces sublimes lettres dont tu étais plus que fier. Tu ne pouvais nier ce que tu étais, ni qui tu étais, mais ce qui était sûr, c'était que tu n'étais plus ce fou sanguinaire qui tuait tout sur son passage sans se poser de questions. Tu avais bien changé, oui, tu t'en rendais compte. Tu étais trop fier pour véritablement remercier Woon, mais cela t'avait au moins effleuré l'esprit. C'était un bon début.

Tu étais dans tes pensées, presque déjà sur le Leviathan, alors qu'une main se saisit de la tienne, replaçant sans hésitation l'argent que tu avais laissé. De belles pièces dorées et argentés que tu regardas avec un instant de confusion. Tu portas ensuite tes yeux rubis sur l'émeraude de la rouquine, et tu n'eus aucune autre réaction que la surprise. Tu haussas les sourcils, mimant un pas en arrière, sans pour autant le faire. Tu n'avais pas l'habitude de ces contacts, mais sa main était chaude et elle ne te menaçait pas. Tu gardas ton sérieux, la situation avait l'air dramatique, et pourtant, aucun de vous deux ne semblait savoir comment s'y prendre pour se dire simplement au revoir. Deux boulets sur une plage.

Une dague et une orange.

C'était l'image qui se représentait dans ton esprit.

Un mince sourire sincère étira ta bouche alors que tu penchas la tête. Définitivement, elle ne savait pas faire des adieux. Et en fait, tout ceci n'était pas obligatoire, sans doute que tu reviendrais ici, sans doute que tu viendrais manger à nouveau sa nourriture, et que l'île de Valtia te marquerait jusqu'à la fin des temps. Parce qu'ici, il y a une femme à la poigne de fer qui mérite qu'on vienne perdre son chemin, qui mérite qu'on s'arrête pour qu'elle puisse crier aux vagues qu'elle ne veut pas rester ici, qu'elle est prisonnière de ses responsabilités.

Tu avais beau avoir une petite carrure, heureusement que tu étais préparé à encaisser n'importe quel coup, parce que celui de Kiara t'avait quelque peu surpris. Tu avais ri quand même, elle était extraordinaire. Si la vie d'un pirate n'était pas aussi dangereuse, certainement que tu l'aurais enrôlée. Cela te fit rire encore plus. Tu serras alors l'argent dans ta main, et montras le bateau de ton doigt. « C'est ma maison à présent, et on est tous capables de changer de vie si on le désire. Souviens-toi de la mer qui écoute, je me rappellerai de ta sincérité. »

Et tu repris ton chemin vers le Leviathan, avec un regard qui se voulait complice. Sans la regarder, le même sourire espiègle sur le visage, tu lui fis signe de la main. C'était sûr, tu la reverrais.

Goyangi