Tant que la paix règne

Andrew

J’ai toujours une raison de venir ici. Je ne suis pas homme à apprécier faire du tourisme sans aucune raison, et certainement pas dans cet endroit. Calion... Pour la famille Impériale, comme pour la famille Royale, ce lieu est et restera toujours hautement particulier et symbolique. Ainsi que relativement dangereux. Aucune des deux familles ne peut réellement venir ici sans faire attention à ses mots, à son comportement. C’est du moins comme ça que je le vois. Même si la paix règne, il suffit d’une toute petite erreur pour que les braises de la guerre se réveillent de nouveau. Nos deux pays sont en paix, mais une tension plane toujours, latente, certaine... Les anciennes rancunes ont la vie dures, surtout quand l’un comme l’autre tente de regagner les faveurs de nos divinités respectives. Divinités qui se haïssent autant qu’elles ont pu s’aimer. Je suppose que la relation entre Nael et Uxy peut se résumer à ça aussi. Il fut un temps où nous formions qu’un, jusqu’à ce qu’une lutte nous déchire définitivement.

Est-ce que je le regrette ? Pas le moins du monde. Le passé est ce qu’il est. J’existe pour l’assumer et pour m’assurer que chaque partie respecte bien sa part du traité de paix.

Je n’aime pas venir en Calion. C’est une terre sur laquelle je n’ai pas vraiment autorité. Nul n’en a d’ailleurs. ‘Terrain neutre’, c’est une ville qui ne peut pas s’allier à l’une ou l’autre des nations, rien que pour le symbole qu’elle représente. Cependant, en cas de conflits, et bien à cause de ce symbole, elle sera aussi une des première cible. Situation délicate, donc. C’est aussi l’endroit où nous nous devons de venir pour rencontrer l’autre famille régnante d’Uxynael. Durant de longs, très longs, trop longs diners incroyablement protocolaires où le moindre bruit, le moindre couvert qui se fracasse au sol peut facilement déclencher un conflit. Ce sont toujours des réceptions
particulièrement tendues, d’une part parce que les deux parties se jaugent sans cesse, mais aussi parce que chacun se doit de faire attention à ses paroles. Sur le fil du rasoir entre la paix et le retour d’un conflit qui n’est pas vraiment le bienvenu pour l’instant.

Cependant, si guerre il doit y avoir, je serai prêt. Mon armée et moi-même serons prêts à combattre.

Plus que de ne pas aimer venir en Calion, c’est également la vue qui me déplait. D’ici, on peut entrapercevoir les plaines riches et fertiles d’Uxy. Et même si j’ai de ce pays une large connaissance théorique, je n’ai jamais véritablement ressenti le besoin de m’y rendre. Pas seulement parce que le premier pas que je mettrai là-bas sans autorisation marquera la reprise des hostilités, disons que je n’ai pas tellement d’intérêt pour cette nation. Autre que celui de tout faire pour me prémunir de leurs attaques, évidemment. Au mieux, si jamais l’occasion se présente, je pense qu’un petit tour ‘stratégique’ pour repérer leurs forces et faiblesses pourrait me plaire. Mais rien de plus. Vraiment, rien de plus.
Pourquoi suis-je ici alors ? Malgré le fait que je n’aime pas cet endroit, que je n’aime pas ces regards en biais que je perçois depuis que j’ai pénétré ici en compagnie de Im, je m’y rends régulièrement. Juste pour m’assurer que Calion est et reste bien neutre. Juste pour m’assurer qu’aucune armée de grande ampleur ne s’amuse à trop approcher de la frontière. En somme, par précaution, pour les informations.

En somme, pour ma nation.

Oh. S’il y a bien quelqu’un que je ne m’attendais pas à voir... c’est bien lui. Alors que je m’apprêtais à descendre de cheval pour pénétrer dans le bâtiment principal, et ainsi signaler ma présence en ces murs comme il se doit, mon attention a été attirée par un homme. Pas n’importe quel homme. Cet homme. Sur toutes les personnes d’Uxy que j’aurai pu rencontrer ici, il a fallu que je tombe sur lui, Andrew, prince d’Uxy.

Autant dire qu’il est inédit que deux princes se rencontrent en dehors des réceptions protocolaires. Véritablement inédit... Et plutôt intéressant. Peut-être que ma visite ici va mener à une intéressante discussion après tout. Il est vrai que durant les diners, à part nous jauger, nous n’avons jamais tellement eu l’occasion de converser. Cela est réserver à mon Père et sa Mère. Nous autres, enfants, servons surtout d’accessoires. Nous devons apprendre et surtout apprendre à nous taire. Je suis tout de même... surpris de le voir ici. Surtout seul. N’a-t-il pas constitué récemment une petite armée personnelle ? Qui ne répond à aucun autre ordre que le sien ? Autant dire que si j’avais eu l’affront de faire de même, Père aurait pensé immédiatement à une mutinerie de ma part. Enfin, lui ou son entourage. Je ne comprends pas comment ou pourquoi la Reine le laisse faire, surtout qu’il n’est pas destiné à monter sur le trône, contrairement à moi. S’il possède quelques ressentiments envers sa sœur et héritière, cela ne m’étonnerait pas tellement.

Enfin, soyons courtois, allons saluer ce prince à l’air benêt et autant surpris de me voir. Je descends cheval et, tenant Im par sa bribe, m’approche à sa rencontre. Faire bonne impression, faire attention, s’assurer de ses intentions... sans paraitre soi-même trop suspicieux. Voilà un exercice qui ne sera pas aisé.
Pour résumer, s’adresser à lui avec le sourire.

« Prince Andrew, vous êtes la dernière personne que je m’attendais à voir ici ! » Amusons-nous un peu, sur le fil entre la paix et la guerre. Amusons-nous à le taquiner. Je n’aurai jamais plus d’occasion de jouer avec ses réactions après tout. Juste, égratigner un peu, pas de trop. Surtout pas de trop. « J’espère sincèrement que vous n’êtes pas venu avec votre armée personnelle pour déclencher une guerre... le timing est affreusement mauvais ! »

Je termine mes mots par un léger rire. En vérité, je pense complètement ce que je viens de lui dire. Ce n’est pas le bon moment pour déclencher un conflit avec toutes ces apparitions et morts-vivants qui se relèvent. Mais je suppose qu’il en a pleinement conscience.

Goyangi

Tant que la paix règne

Andrew

Ah ! C’est amusant. Déjà très amusant. Pourquoi attendre ? J’aime destabiliser mes adversaires. Sans doute ne s’y attendait-il pas. Non, je le sais, je le sens, il ne s’y attendait absolument pas. Après tout, entre le lieu hautement symbolique et nous rôles respectifs, nous savons sur quelle corde raide nous dansons. Un mot trop haut, un mot de trop et un conflit millénaire pourrait reprendre. Aussi simplement qu’une rencontre fortuite entre deux princes ennemis. Si je souhaite la guerre ? Pas vraiment. Pas pour l’instant. Père ne serait pas satisfait si à mon retour, je lui annonçais avoir rabaissé plus que de raison ce cher Andrew. Oh non, pas le moment, pas l’instant, même si je sais que Père nourrit quelques désirs d’expansion, il est avant tout un homme sage. L’arrivée des portails, le retour des morts, tout ça a ralenti ses envies de conquête. Temporairement, évidemment. Alors, oui, même si j’ai bien conscience de tout ceci, je saurai me tenir. Juste suffisamment, juste à la frontière entre la paix et la guerre. Juste assez pour m’amuser avec mon numéro de funambule funeste. Après tout... avant de blesser sa fierté, j’aimerai essentiellement savoir ce qui l’amène par ici. Evidemment, je vérifierai les informations qu’il me donne. Je ne suis pas homme à croire tout ce qu’un ennemi me raconte, tout prince soi-disant respectable qu’il soit.

A peine quelques mots, à peine quelques phrases, et je peux déjà percevoir une pointe d’énervement, une pointe de gêne. Son visage change, le ton qu’il emploie est plus brusque, ses gestes le trahissent... Si facile. Les uxyiens sont-ils tous si faciles à égratigner ? Tous si faciles à soulever avec juste quelques paroles bien placées ? Ou n’est-ce que la particularité de ce prince d’apparat ? Je ne sais pas. Il est pratiquement le seul uxyien que je connaisse après tout. Enfin, officiellement. Je peux cependant deviner aisément que contrairement à moi, il n’est pas rompu à l’art de la façade et de l’étiquette. L’art qui consiste à détourner les mots, à voiler ses intentions derrière un sourire, derrière un rire. La cour d’Elsia est rempli de ces gens qui sont passer maitre dans l’art de la dissimulation et, ayant baigné depuis ma plus tendre enfance dans ce délicieux milieu, j’en ai appris les codes. Certains nomment cela ‘fourberie’, je lui préfère le terme ‘mascarade’, car pour moi, ce n’est qu’un immense jeu de dupes. Si ce cher prince d’Uxy n’en connait ni les codes, ni les règles, qu’y puis-je ? Il apprendra sur le tas, ou sera trompé par un visage affable, comme beaucoup.
Il est déjà si drôle de le voir se braquer à l’évocation de ses chers ‘gardiens’. Soi-disant groupe armé qui ne sert qu’à la protection du royaume. Ah ! Il parait, oui. C’est ce que les rumeurs véhiculent, c’est ce que les espions rapportent. J’y crois bien volontiers, en réalité. Ce débonnaire et sa perchée de Mère n’ont clairement pas à cœur d’agrandir leur territoire au dépend du nôtre. Ça se sent, ça se voit, mais ça ne m’empêche pas de tordre cette réalité trop rose dans laquelle il semble se plonger. La vérité crue est également celle-là : il a levé une troupe armée. Ce simple fait est louche en soi, peu importe avec quels artifices il le travestit.

Tiens ? Nous ne parlons déjà plus des ‘gardiens’ ? Amusant. Est-il seulement au courant qu’il donne l’impression de vouloir se renseigner sur les faiblesses de mon Empire ? Non, ma main au feu qu’il n’y pense même pas. Et pourtant, ses mots sont si faciles à tordre et à remplir d’un sens caché. S’attend-il sérieusement à ce que je lui réponde sincèrement ?

« Notre peuple est fort et bien entrainé, comme vous le savez certainement. » Il est de notoriété publique que toutes les familles Naelites ont un lieu passé ou présent avec l’armée. Alors oui, je ne lui apprends rien. Je préfère ne pas entrer dans les détails, car aussi entrainé soit-il, personne ne peut véritablement être préparé à voir les morts se relever. « Il se montre digne de Soma. Comme le vôtre est digne de Kila, je suppose. »

Car même si nous ne triomphons pas toujours, la mort au combat est honorable.

Evitons de lui dire que Nael monte une expédition à but scientifique. Après tout, je ne sais pas encore ce que Père compte faire avec ces informations... aider le peuple, ou renforcer notre armée ? Les deux sont très largement possible après tout.

Hm, j’aimerai le questionner un peu plus, ne pas finir cette conversation ainsi alors que j’ai en face de moi une vraie mine d’informations et de divertissements. Soit. Je vais devoir jouer un peu ses émotions, ou du moins essayer. Surtout sans me faire prendre pour ne pas le braquer plus que nécessaire. Alors, ostensiblement, je soupire longuement, comme pour relâcher cette pression et tension que je ne sens pas réellement. Mais tout ce qui compte, c’est qu’il y croit, après tout. Un léger coup d’œil dans les alentours, histoire de vérifier que nous ne sommes pas suivis ou entendus, et je me permets d’approfondir mon sourire. Se montrer sympathique, laisser entrapercevoir une faiblesse qui n’existe pourtant pas.

« Comprenez mon attitude, Prince Andrew, je n’ai guère envie de vous froisser, ou de déclencher un conflit inutile, mais l’avenir de ma nation reposera sur moi dans un avenir proche. » Rien d’erroné, je serai celui qui succédera à Père. Tôt ou tard, qu’importe ce bâtard insupportable. « Je m’inquiète de sa sécurité quand j’apprends que vous seul commandez une armée indépendante. Je ne doute pas de vos intentions premières... » Ou si, totalement. Une armée est une armée. Elle sert à combattre, peu importe l’ennemi. S’il ne s’agit pas de morts-vivants, il peut s’agir de simples vivants après tout. « ... mais nous nous connaissons si peu. C’est une honte de ne même pas pouvoir se parler face à face sans être sur ses gardes. »

Oui, vraiment. Une vraie ‘honte’... Ah ! Je me demande où je vais chercher tout ça parfois. Voyons où cela nous mène. C’est amusant de se tenir à la frontière entre la guerre et la paix, sans jamais oublier qu’à chaque instant, une belle lame peut finir dans le dos de l’autre. C’est du moins comme ça que je le vois. Continuons alors ! Plus le jeu est gros, plus il est facilement accepté !

« Oserai-je... ? J’aimerai que nous puissions nous comprendre. Discuter sans ce protocole qui alourdit tout. Qu’en dites-vous ? »

Goyangi